Je n’ai jamais lu Virginie Despentes. C’est bête, mais j’avais tout de même une idée, préconçue, sur l’auteur. Quelqu’un qui écrit des trucs trash, qui veut choquer le bourgeois. Sans profondeur, seulement de la rage. Je ne sais d’où m’est venue cette idée : un reportage tv, une interview, un article de blog? Quoiqu’il en soit, elle était sans doute fausse ou du moins, incomplète.
C’est après avoir écouté quelques éloges de Vernon à la radio que je me suis décidé à le lire. Après tout, je ne connaissais ni Virginie Despentes, ni son œuvre. Et puis, à ce qu’on en disait, elle décrivait la société française d’aujourd’hui comme personne, dans ce roman qui avait surpris tout le monde, y compris les critiques.
La fiction plus réelle que les sondages
Ca m’intéressait de voir comment un écrivain pouvait peindre notre société. J’en avais marre des romans d’aventure, des polars, des mélo : je voulais qu’on me parle d’où je vis, de cette époque qui me semble tous les jours plus complexe, de ce pays qui me paraît tous les jours plus étranger. Je voulais comprendre. Et puisque tous les essais lus me donnaient des pistes sans jamais répondre totalement à mes questions, je me suis dit qu’une romancière pouvait voir plus loin, que la fiction et la langue bien maniée pouvait m’offrir des angles de vue dont je ne soupçonnais pas l’existence.
Autant le dire tout de suite, c’est exactement ce qui s’est passé. J’ai rarement lu une œuvre contemporaine qui dépeint une société avec tant d’acuité. Comment Virginie Despentes réussit-elle à se glisser dans tous ces personnages, comment réussit-elle à les incarner ? Cela reste un mystère, le mystère de l’écriture, et du travail. Car nous croisons dans cette galerie de portraits des gens, pas les « vrais gens » mais des gens vrais, tout simplement. Des français qui regardent avec hébètement ce qui fonde et ruine leurs vies.
"Le plus terrible dans ce monde, c'est que chacun a ses raisons" (Renoir)
Vernon Subutex, c’est un faux thriller, l’intrigue servant de prétexte pour construire une mosaïque de personnages qui composent la société française d’aujourd’hui. L’auteur évite cependant l'écueil du catalogue de caractères, chaque personnage est habité. C’est une fresque, une photographie transversale de la foule, un scanner cérébral des individus. Le tout est porté par une langue rugueuse, et le talent de l’écrivain réside en ce qu’elle s’adapte à chaque personnage sans jamais perdre de sa cohérence. On y croit, à chaque seconde. On écoute le transexuel, le scénariste raté, le jeune d’extrême droite, le disquaire et clochard céleste, la tatoueuse sans concession, la voilée rageuse, l’intellectuel triste qui aime la République, le trader cocaïné, la rock star noire dépressive, et bien d’autres encore. On alterne les monologues intérieurs et on est avec eux, portés par leur élan, on comprend leur raisonnement, alors même qu’on déteste leurs idées. C’en est parfois effrayant.
Effrayant comme le pouvoir de la littérature nous embarque avec un être qui nous est totalement étranger et nous le rend soudainement familier, à notre insu. A défaut de nous le rendre sympathique - car jamais Virginie Despentes n’est dans l’empathie totale - nous comprenons ses raisons.
Un roman noir ?
C’est un roman éminemment politique, également, forcément. Les sdf, les marginaux, les musulmans… tellement de gens avec qui le pouvoir ne sait que faire, à part s’en servir pour ses intérêts. Les personnages qui ont réussi, c’est-à-dire ceux qui gagnent beaucoup d’argent, essaient tant bien que mal de se convaincre que les choses qu’ils ont initiées pour réussir ne dépendaient pas tout le temps d’eux. Ils assument, mais difficilement. Dépressifs, tourmentés ou psychotiques : ce qu’on exige d’eux pour être là où ils sont les a dépassé. L’humain est broyé.
Les prolétaires ou les ouvriers, qu’on nomme désormais agents, opérateurs ou techniciens de surface n’ont plus conscience de former une classe. Patrice a participé aux luttes ouvrières, il a marché pendant les manifs, aujourd’hui les désillusions sont nombreuses. Il ne peut que regarder le monde partir dans un sens qu’il n’apprécie guère, il ne peut qu'être spectateur désormais. Loïc fait partie des classes populaires aussi, mais lui est plus jeune, il a grandi avec les désillusions de ceux qui l'ont précédé. Il en a tiré des leçons. Jamais il ne se laissera embrigader dans une association, un groupe, un parti, c’est plus fort que lui, il étouffe. Il côtoie les jeunesses nationalistes. Ils n’ont pas réponse à tout, loin de là, mais c’est toujours mieux que les « enfoirés de gauche » qui l’ont trahi, lui et sa classe.
On appréhende une société qui d’un côté se droitise, de l’autre ne croit en rien. Vernon trouve par moments une issue, mais seulement aux portes de la folie, dans l’inconscience, la prescience ou la fièvre. Le roman est noir.
Pourtant, à la fin du tome 2, une lueur apparaît. Il y a peut-être encore un chemin, que l’on avait pas vu. Un terrain vague, qui reste à créer. Un entre-deux, un lieu de ténèbres lumineuses à investir, entre l’ancien et le nouveau monde.
Une interview de Virginie Despentes, à l'occasion de la sortie de son livre
Olivier, nourri de ses conversations avec Véronique et Christelle